samedi 25 novembre 2017

Chicanes aux Âges


Un quinzaine d'années plus tard, M. Jean Boyer l'aîné, négociant résidant rue du commerce à Civray, est le propriétaire du moulin. Comme l'a fait son prédécesseur, l'ancien propriétaire Payramaure, Boyer envisage des réparations sur les chaussées du moulin, et envoie une pétition à la préfecture pour l'autorisation des travaux :

AD86, cote 7 S 20
10 août 1921, pétition de M. Boyer

Reçu en préfecture le 13 dudit mois, la pétition est transmise au service hydraulique du département de la Vienne le 18 suivant.

Après enquête, l'ingénieur subdivisionnaire Lafont, "considérant que le moulin des Âges n'est pas réglé, que ses chaussées ne sont pas en mauvais état, que quelques pierres seulement ne formant pas de longueur dépassant 0,60 m sont déplacées et que les travaux projetés consisteront à remettre ces pierres en place et en quelques travaux de rejointoiement", et "considérant que les travaux projetés n'auront pas pour effet de modifier le régime ancien des eaux ni d'augmenter le niveau de la retenue", autorise le pétitionnaire à entreprendre ses travaux, "à la condition que les pierres à replacer soient exactement au même niveau que celles voisines conservées de façon à ce qu'aucune surélévation ne soit apporté au niveau ancien de la retenue". Son rapport est signé le 23 août.

Une enquête publique est ouverte par arrêté préfectorale du 3 septembre. Un registre d'enquête est tenu à disposition du public du 15 septembre au 29 du même mois. A l'échéance de cette période, comme aucune observation ou réclamation n'a été présentée, le mairie donne un avis favorable au projet de travaux :

AD86, cote 7 S 20
15-29 septembre 1921, registre d'enquête

L'ingénieur en chef du service hydraulique de la Vienne, ayant reçu cet avis favorable, ne voit pas d'objection aux réparations : il donne son accord définitif par un rapport émis le 8 octobre. L'arrêté préfectoral est publié le 12 dudit mois.

En définitif, Boyer aura attendu 2 mois pour pouvoir commencer ces réparations.

Mais ces travaux ne vont pas plaire à tout le monde, en particulier Fernand Gourdonneau,  propriétaire qui se situe immédiatement en amont du moulin des Âges : le moulin du Tan.

Paul Fernand Gourdonneau est né le 2 septembre 1866 à Niort. Il est le fils de Jean Gourdonneau, natif de Persac, qui a été garde-moulin à la Mothe-Saint-Héray (1858), au moulin de Comporté à Niort (1862) puis minotier au Moulin-Neuf de Civray dès 1871. Jean Gourdonneau a épousé Marie Terceau en 1857, dont il a eu au moins, outre Paul Fernand, Jules, également meunier au Moulin-Neuf, et Joseph, boulanger.
Paul Fernand Gourdonneau est meunier au Moulin-Neuf, avec son père et son frère, dès 1892, date à laquelle il épouse Jeanne Clémence Eugénie Demon, fille de Pierre Hector et de Jeanne Célina Fombelle. Cette dernière est l'une des descendantes de Jean Fombelle, l'un des précédents meuniers du Tan. C'est probablement par héritage qu'il acquiert ce moulin (il est alors à la fois propriétaire des moulins du Tan et du Moulin-Neuf, qui encadrent immédiatement en amont et en aval celui des Âges).

Non, Fernand Gourdonneau n'est pas content et le fait savoir à la sous-préfecture.  Le moulin du Tan, en effet, toujours en activité, a été réglé par arrêtés préfectoraux des 6 mars 1863 et 22 octobre 1890, tandis que celui des Âges, situé en aval, n'a "jamais été légalement déterminé".  Vu que le moulin des Âges est au chômage depuis de longues années et que les chaussées et vannages — d'après Gourdonneau — "se trouvent en mauvais état, le libre écoulement de l'eau s'effectuait sans qu'aucune mesure réglementaire soit nécessaire".

Le sous-préfet écrit une pétition à la préfecture, le 7 mars 1922, pour repocher à Boyer les réparations effectués précédemment. Gourdonneau juge :
  • "que ces réparations ne semblent pas avoir été effectuées en respectant les droits de l'usinier supérieur"
  • "que notamment l'une des chaussées a été terminée à chacune de ses extrémités par un glacis qui s'oppose au libre écoulement de l'eau ; que par suite tout des réparations précitées que des réparations antérieures, il n'existe plus dans cette chaussée aucun déversoir".
  • "qu'une autre chaussée paraît avoir été légèrement surélevée au moyen d'une chape de ciment".
  • et "qu'enfin les vannages ont été rétablis à un niveau de beaucoup supérieur à celui des chaussées et s'opposant totalement à aucun écoulement d'eau par leur partie supérieure".
Gourdonneau se plaint donc de dommages importants sur son moulin du Tan. Il demande 1) "le dérasement de toutes parties des travaux effectués au moulin des Âges par le nouveau propriétaire M. Boyer", qui seraient reconnues susceptibles de s'opposer à l'écoulement normal des eaux et de "porter préjudice aux droits de l'usinier supérieur". Il réclame également 2) "le rétablissement d'un déversoir aux chaussées et l'apposition d'un repère déterminant la hauteur de retenue des eaux", 3) "le dérasement des vannages de décharge au niveau dudit repère", ainsi que 4) "les mesures provisoires destinées à assurer le libre écoulement des eaux, tant que le moulin des Âges demeurera au chômage".
Cette pétition est transmise le 20 mars à l'ingénieur ordinaire, puis à l'ingénieur en chef Lafond le 22 mars.

Pour l'administration, il est urgent de prendre le temps d'étudier ce cas.

À la suite de cette plainte, Lafond va visité le moulin des Âges. Il constate que le niveau ancien des chaussées a été conservé, mais qu'une partie enlevée de la chaussée a été reconstruite en glacis avec une pente se raccordant au niveau de la prairie en rive du fleuve : "cette pente", nous dit l'ingénieur, "ne gênait en rien le libre écoulement des eaux".

Toutefois, Boyer, "afin de ne pas avoir de chicanes avec son voisin", promet de faire réduire le glacis jusqu'au point où se trouvait l'année précédente le bord de son pré. Il fera également déraser toutes les vannes au niveau de la retenue. Après ces quelques menus travaux, force est de constater que les trois premiers points soulever par Gourdonneau ont reçu satisfaction.

Reste le 4e point. Comme le dit l'ingénieur, dans son rapport du 5 octobre 1922, l'administration n'a pas à intervenir dans cette affaire qui concerne les deux propriétaires. "M. Boyer", dit-il, "a parfaitement le droit de conserver les eaux dans son bief sans en faire usage. Si M. Gourdonneau se trouve lésé par le chômage du moulin des Âges, il lui est loisible de s'adresser aux tribunaux ordinaires pour réclamer à M. Boyer l'indemnité qu'il croit lui être dûe".

Gourdonneau n'est pas content, non vraiment pas. Il proteste directement sur le récépissé que lui remet le sous-préfet, suite au rapport de l'ingénieur Lafont :

Protestation de Gourdonneau, 9 octobre 1922
AD86, cote 7 S 20

Le 18 novembre, Lafont lui répète que les services hydrauliques ne peuvent, sans excès de pouvoir, "intervenir dans les différends qui peuvent exister entre deux usiniers si l'intérêt général n'est pas en jeu", citant Picard, traité des eaux, tome II, pages 36-37.
L'intérêt général n'est pas en jeu, ici, et "si M. Boyer nuit à M. Gourdonneau par le défaut de manœuvre de ses vannes, ce sont les tribunaux qui sont compétents pour régler la question des dommages et intérêts qui peuvent lui être dus".

Cette réponse est transmise au maire de Civray le 2 décembre suivant, et j'imagine qu'elle n'a guère plu au sieur Gourdonneau.

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